Préface : Entretien avec Henri-François Debaileux

Paris, 2004

C’est en 1976 que Benoît Luyckx décide de se consacrer entièrement à la sculpture. Il commence alors à travailler une pierre calcaire tendre chez un tailleur de pierre installé tout près de la carrière de Saint Restitut, aux portes de la Provence. Il va réaliser là un certain nombre d’œuvres et faire plusieurs expositions. Mais rapidement, ce matériau ne lui convient plus : assez friable, cette pierre ne lui permet pas de soigner les finitions comme il le souhaite. Aussi, en 1978, décide-t-il d’aller à Carrare, en Italie, pour appréhender les célèbres marbres plus durs et plus fins qu’il va pouvoir pousser jusqu’à un poli très lisse. Il est ainsi très attiré par la pureté des marbres blancs jusqu’au jour où, chez des artisans, il découvre des blocs de marbre noir de Belgique. Benoît Luyckx est immédiatement attiré par cette matière plus dense, plus forte, plus mystérieuse, sans doute aussi plus dramatique et qui, plus que le marbre blanc, permet d’intérioriser la forme et de la rendre plus profonde. On est au tout début des années 80. Benoît Luyckx s’installe dans un atelier en proche banlieue parisienne et va régulièrement en Belgique pour choisir ses blocs sur la carrière, ceux qu’il va travailler presque exclusivement jusqu’en 1990. Au cours de ces voyages en Belgique, il découvre une autre pierre, le « petit granit belge » ou la « pierre bleue belge » et décide de s’y confronter. Il ne l’a jamais quittée depuis.

 

Vous travaillez ce « petit granit » depuis maintenant près de quinze ans. Quelles sont ses particularités et que vous a-t-il permis?

J’aime cette roche sédimentaire fossilisée, dense et dure, qui résiste mieux à l’extérieur et qui, par les possibilités d’extraction de grands blocs, permet la réalisation de sculptures monumentales. Du noir éclaté scintillant au noir poli – en utilisant des outils traditionnels comme les chasses, les burins, les abrasifs et surtout le disque diamanté plus actuel- il m’offre la possibilité de mener une recherche sur les reliefs, les textures, les gris de différentes valeurs aux évocations variées (la peau, le pelage, le sable, l’eau, la maille, etc.). En quelque sorte, j’ai pu m’inventer un vocabulaire, une palette graphique assez subtile, proche du dessin, pour capter la lumière, la diffracter, la disperser puisqu’en fonction de son intensité et de ses différents jeux d’ombre, la sculpture change d’aspects.

 

Pourquoi travaillez-vous essentiellement dans les carrières et peu dans votre atelier?

J’ai toujours aimé aller dans les carrières dans un esprit d’aventure, de découverte du lieu d’extraction, à la recherche de la matière. Sur place, il y a une grande intensité. Je peux sculpter à ciel ouvert et je me sens libre de faire tout le bruit et la poussière qu’implique la sculpture en taille directe. Cette démarche me rapproche aussi bien du matériau que de la nature. Il y a là une ambiance particulière, un certain recueillement. C’est un contexte parfois dur, mais avec en même temps un contact humain avec les gens qui y travaillent. Tout cela crée une vraie dynamique. Dans mon atelier, je réalise des maquettes, des petites pièces et la finition de certaines sculptures ébauchées en carrière.

 

Le disque diamanté semble être votre outil favori. Que vous apporte-t-il?

Dès mes débuts à Carrare, j’ai utilisé la disqueuse. Le disque me permet d’ébaucher assez rapidement la forme, une forme fine qu’il serait trop long ou même impossible de réaliser avec des outils traditionnels. Il coupe la matière sans la heurter. Il m’a également permis d’évoluer progressivement vers une expression plus proche de la modernité. Par exemple, en croisant des sciages verticaux et horizontaux qui laissent apparaître des jours à leurs points de rencontre, j’évoque des constructions architecturales de notre environnement, avec à la fois de la rigueur et de la souplesse dans la recherche de l’élévation. Le disque diamanté m’a aussi guidé dans l’exploration et le développement de champs nouveaux, notamment ceux du rythme des entailles dans la matière, pour révéler à nouveau l’état vierge de celle-ci en montrant en même temps les traces d’usure causées par le disque. Pour d’autres sculptures, les variations des nervures du sciage me rapprochent du monde végétal. L’idée de pouvoir évoquer la poésie du minéral et du végétal avec un outil très contemporain m’intéresse beaucoup. Cette empreinte de l’outil est pour moi comme une signature de notre époque dans le caillou. Aujourd’hui beaucoup d’artistes travaillent avec des technologies nouvelles, que je trouve d’ailleurs très intéressantes, mais je préfère moi me confronter à la dureté de la pierre, à son poids et faire une sculpture contemporaine avec un matériau qui est utilisé depuis la nuit des temps.

 

Quels sont les thèmes et les formes que vous avez abordés avec ces différents matériaux?

Au départ j’ai beaucoup travaillé sur l’idée du corps en mouvement, souvent inspiré par la danse et les corps amoureux. Mais je n’ai jamais figuré vraiment le corps. Il s’agissait plutôt d’une recherche d’une synthèse du mouvement, d’un travail sur les équilibres, la sensualité. En passant du calcaire au marbre blanc, les formes se sont affinées, allégées. Ensuite avec le marbre noir, mon travail est devenu plus rigoureux. Je délimitais les volumes dans des surfaces géométrisées, puis je galbais et bombais les masses pour donner un souffle à cette géométrie trop stricte, trop rectiligne. Entre 1982 et 1990, lors de différents séjours à New York, j’étais fasciné par la géométrie, les élancements, le côté grandiose de l’architecture, mais j’ai aussi ressenti le danger des ces alignements stricts, souvent oppressants et inhumains. J’aurais souhaité plus de courbes et d’ondulations. Mon rêve aurait été de galber les Twins Towers du World Trade Center pour les rendre plus vivantes, plus humaines. C’est la raison pour laquelle, dans des œuvres comme « Deux blocs amoureux » ou « Transportés », j’ai sculpté la rencontre de deux blocs qui s’emboîtaient dans une dynamique amoureuse. Dans le même esprit du jeu des attirances, j’ai réalisé la série «Duos», dans laquelle chaque sculpture était composée de deux formes étirées et galbées, mais chacune habillée de textures différentes et complémentaires, respectivement inspirées par la nature et la modernité. A cette époque l’architecture évoluait vers des lignes plus souples et mes œuvres, avec leurs courbes et contre-courbes, se rapprochaient de cette tendance.

Tout en abordant en même temps le thème du corps et plus précisément du torse, je n’utilise plus le terme de corps. Je ne parle que de torse car cela correspond mieux à ce que je recherche, en l’occurrence une représentation intérieure et existentielle de l’être. Le torse est la partie du corps qui correspond à la respiration, il est la source de vie et le lieu de l’intériorisation. Je l’ai abordé en suggérant son modelé, circonscrit dans un volume géométrique et minimal et en le délimitant généralement dans un trapèze, sans volonté figurative, sans montrer le détail des seins par exemple. Comme une évocation en somme.

Dans mes premiers torses, j’attachais ainsi beaucoup d’importance au travail de la surface que je lissais, striais, gravais pour donner la sensation d’un pelage, rapprocher l’humain de son origine animale et suggérer sensualité et intemporalité. Par la suite j’ai continué dans le même esprit en faisant toujours du torse un support pour différentes textures et un prétexte à une réflexion sur l’être humain. J’aimais afficher des contrastes en traitant une moitié du torse de façon tramée, quadrillée comme une grille, en référence à l’enfermement des façades d’immeubles, et l’autre de façon brute, en cassant la trame rigide pour mettre en opposition le côté moderniste et le refus de cette modernité, comme une révolte, destinée à retrouver le côté primitif, initial. De même, j’ai souvent scindé le torse en deux avec la partie droite douce, lisse et la gauche rugueuse, pour montrer la dualité, l‘ambivalence de l’être dans son désir de sérénité et dans sa souffrance. Comme dans le yin et le yang. A la limite, le torse devient presque abstrait. Souvent à peine esquissé et perceptible, il est surtout un support d’écritures, celles des différentes textures et des effets de matière qui révèlent différents aspects de l’être.

 

Cette frontière entre abstraction et figuration on la retrouve dans vos sculptures récentes qui, elles, font penser à des végétaux.

Ce sont des allégories de la nature, proches d’une symbolisation de sa texture sensuelle, avec une recherche sur le toucher, sur la forme, sur le rythme. Au départ, c’était une volonté de me rapprocher du monde naturel, des éléments essentiels. Et ce qui m’importait c’était précisément de me situer entre l’abstrait et le figuratif, comme dans mes torses d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle chaque fleur, chaque plante a une forme symbolique, métaphorique et en même temps telle ou telle partie fait penser à une corolle, une feuille, un pistil… Il s’agit donc d’une évocation, comme signe d’une prise de conscience d’un besoin de nature et de la fascination qu’elle exerce. Mon but n’est absolument pas de représenter une fleur ou une plante particulières, reconnaissables. Ça n’aurait aucun intérêt. Je préfère de loin cette mise en relation de formes, ce jeu de frontières et d’évocations qui laissent le spectateur beaucoup plus libre. En fait, j’évoque la nature sans la figurer.

 

Pourquoi utilisez-vous principalement la forme de la spirale pour structurer ces formes végétales?

Tout simplement parce que c’est une figure fondamentale aussi bien dans le monde végétal qu’animal. Je l’ai choisie pour indiquer le parcours ascensionnel du vivant à la recherche de la lumière. Dans la spirale, j’aime progresser en jouant avec les sillons, les ondulations, les variations d’ouverture, les gorges, en marquant les nervures avec le disque. Au début, le parcours torsadé évoluait autour d’un axe vertical puis je cintrais cet axe pour donner plus de vie, plus de mouvement à la forme spiralée et ainsi la faire danser. En même temps je bombais aussi le volume de la base, comme une métaphore du ventre. Puis j’ai étiré, allongé cette base-support, elle a pris l’allure d’une tige sur laquelle j’ai posé une corolle et un pistil spiralés pour évoquer la flore. Mais en fait, là encore, ce qui m’importe c’est uniquement de suggérer ce monde végétal, sans références précises. Depuis quelques temps, j’ai couché la spirale, je l’ai mise à l’horizontale pour l’appréhender autrement dans l’espace et augmenter la diversité des angles de vue.

 

Si quelqu’un qui n’a jamais vu vos œuvres vous demandait ce que vous sculptez, que lui répondriez-vous?

Que depuis que je fais de la sculpture en taille directe dans la pierre comme le faisaient nos très lointains ancêtres, mais en ce qui me concerne avec des outils modernes, je cherche à signifier l’être dans son environnement, aussi bien naturel que psychique. Et qu’actuellement, je me sens plus porté vers la nature, à la recherche d’un équilibre entre elle et la modernité. Que j’essaye de développer mon imaginaire à travers cette nature, aussi bien humaine, animale que végétale, pour y trouver une certaine sensualité, une certaine dynamique, une certaine vérité fondamentale.

 

Entretien avec Henri-François Debailleux

Journaliste critique d’art