Préface de Patrick-Gilles Persin
Au moment où la sculpture prend un essor tout à fait significatif et alors qu’elle s’installe, mieux, qu’elle s’impose dans notre actualité, notre quotidienneté, il est absolument évident que les personnalités se distinguent, sortent du rang et s’imposent à nous par l’originalité de leurs démarches, de leur identité et de leurs recherches. Ainsi en va-t-il pour Benoît Luyckx qui pratique la taille directe. Son œuvre appelle d’emblée le propos de Brancusi : « La main pense et suit la pensée de la matière ». Depuis quinze ans, Benoît Luyckx est en perpétuelle évolution. Il avance, résolu, dans un langage intense qui le fait aller vers une dynamique solide, dans une constance humaine parfaite.
Voici donc des Trames, des Duos, des Torses qui envahissent heureusement nos mémoires et, par le biais du double, donnent des éléments géminés surprenants. Une fascinante version de la sculpture !
Ici l’ambiguïté guide le spectateur : il s’agit là d’une ambiguïté intellectuelle profonde sur laquelle repose l’ensemble d’une œuvre. Les aspects et possibilités de recherches de Benoît Luyckx, l’épidermie du rendu de matière, la technique et la subtilité des mouvements, les interventions et tentatives esthétiques qui, abouties ou non, créent ensemble une intégration à notre vie quotidienne, ainsi qu’à l’architecture. L’artiste n’entend-il pas sortir, autant que faire se peut, de la sculpture en tant que telle ? En effet, il tente avec le marbre, son unique matériau, de trouver des formes nouvelles qui s’imposent à nous et deviennent plus que nécessaires : accoutumées. Pour ce faire, Benoît Luyckx est prêt à les transposer ensuite dans d’autres matières, à les adapter, à les approprier. Son œuvre actuelle accroche si bien la lumière, entre lisse et rude, qu’elle provoque à l’évidence, l’implication en architecture.
Benoît Luyckx pense toujours son œuvre en tant que telle certes, mais aussi afin qu’elle s’intègre, qu’elle s’adapte aux volumes importants que nécessitent les bâtiments actuels, les immeubles. Il ne veut surtout pas que l’on utilise son travail comme rajout décoratif mais bien comme une partie intégrante, effective de l’édifice désigné, et ce, en accord avec les idées et la volonté générale de l’architecte.
Chacune de ses œuvres, à l’évidence, peut, une fois développée, occuper une place prépondérante, car ce sont des proportions d’éléments architectoniques sans ingérences. D’où son désir d’intervenir dès le début de la conception du bâtiment afin de s’intégrer mieux encore, d’agir conjointement pour obtenir un meilleur fonctionnement de la globalité de l’espace commun retenu.
Voici donc une œuvre qui est un continuel appel à la monumentalité, tout en conservant- fait assez rare ! une sensibilité exemplaire. Le sciage, ou le choc qui va entraîner la rupture des blocs font naître des éléments de torse qui symbolisent l’être et qui stigmatisent la résolution de Benoît Luyckx à montrer sa traduction fondamentale sensorielle, sensuelle de l’émotion ressentie dans l’effort créatif. Le tramage, par exemple, puis l’éventuel détramage d’une pièce supportent cette volonté qu’accompagne toujours la liberté. Toutes les possibilités utilisées lui permettent alors, en rationalisant puis en dérationalisant l’œuvre, d’imposer une lecture suggérée qui survient heureusement après une première lecture frontale.
Chaque pièce oblige le spectateur attentif à une deuxième intention plus affinée, plus pointue qui laisse découvrir l’univers humain que vient contrarier l’élan abrupt, voire sauvage de robustes rugosités.
Le brut et le lisse, le mat et le brillant des pièces, souvent dédoublées, donnent une notion de gémellité complémentaire, de balancement sans hésitation entre deux solutions salutaires, complémentaires, voulues. De fait, le polissage des matières brutes contrebalance la sensualité des torses, sans chercher l’effet de surprise d’une face à l’autre. Le dédoublement du recto et du verso de l’œuvre fait avancer le sculpteur avec logique dans son évolution conceptuelle ténue, dense. Il édicte sa volonté, consciente on non, par une tangible antithèse qui passe de la sérénité la plus évidente à la tourmente, de la remise en question au doute. La compréhension du monde moderne et son refus, l’acceptation et le rejet l’obligent à détruire, reprendre, construire, défaire tel tramage, dépolir telle plage silencieuse pour la marteler et lui donner la rugosité, l’âpreté qui amplifie la tension et donne sa réelle dimension à la pièce en cours.
Benoît Luyckx s’interroge alors sur lui-même. Ce questionnement vital le rapproche toujours, moderne
Janus, du double dans sa réponse. L’envol des formes, le passage de la lumière suscitent une découverte importante aux croisements des verticales et horizontales. Dans une progression nouvelle les arêtes rugueuses d’une face, évoquant la création du monde, interfèrent dans un langage clair de matières, par une succession de plateformes qui poussent la pièce vers le haut. Le schéma directeur constant tient ces strates d’une face « minérale » dans une gradation stricte, alors que l’autre face, verticale, détermine le «végétal ». La rencontre technique de ces deux faces donne de petites ouvertures régulières qui créent le passage de la lumière. Ces intercroisements aident au décryptage de l’œuvre. Ce sont des fenêtres sur la vie qui, paradoxalement, peuvent aussi être lues, comme dénonçant un enfermement de l’homme, un emprisonnement permanent. La perception, puis l’analyse qu’entraînent des pièces de cet ordre, dans l’œuvre de Benoît Luyckx ne sont pas toujours bien évidentes pour le public.
L’intellectualité du récit et ses sources restent encore en deça de l’immédiateté intelligible.
Ici, l’architecture, pour l’artiste, vient de la verticale, alors que sa volonté de ductilité passe par l’horizontale : de l’homme aux nuages !
Scansions et rythmes semblent, en apparence, se multiplier au fil de l’œuvre dans un crescendo porteur et révélateur de la foi de Benoît Luyckx en ses propres croyances. Ces trous de lumière qui bornent notre existence comme des feux rouges, des signaux impératifs, désignent en fait la complexité de la réflexion, une sorte de système de défense. Mais, aujourd’hui, toujours évolutif, il fait éclater la trame par son martèlement. Est-ce là une révolte destructrice, ou plus simplement la nécessité de traduire un message fort et humain, qui va s’intensifiant par la radicalisation de l’écriture dans l’espace, tout en restant attaché, lié même, à la grandiose échelle humaine.
Patrick-Gilles Persin